Les Palestiniens effigies d’une humiliation sacrée.
Le texte du pasteur Florence Taubmann publié sur le site Proche-Orient Info en 2004, n’a rien perdu de son actualité.
Réflexions sur l’humiliation et le fanatisme
L’humiliation est au cœur de la relation entre le monde arabo-musulman et le monde occidental. C’est ce que prétendent à la fois les présumées « victimes » et les « en mal de repentance ». Mais que se passe-t-il quand ce sentiment est entretenu jusqu’à la folie, au lieu de donner lieu à un examen de soi nécessaire pour surmonter le traumatisme et agir « en vie » ? Et comment débouche-t-il, grâce aux prêcheurs, sur le fanatisme, en une effroyable alliance qui s’appelle haine ? Autant de questions que soulève Florence Taubmann, en montrant que seules la foi pour le croyant, ou l’humilité pour l’incroyant, peuvent faire que l’humiliation – dominée- conduise « au pays des hommes ». Une espérance qui s’ouvre peut-être aujourd’hui pour un peuple arabe en particulier, le peuple palestinien. On entend souvent, ces derniers temps, prononcer le mot humiliation, pour qualifier la relation du monde arabo-musulman à l’Occident. L’arrogance de l’Amérique, notamment, est dénoncée comme génératrice d’un profond ressentiment qui alimente le terrorisme islamique. Et donc l’humiliation devient une sorte de péché originel dont l’avantage est d’expliquer, voire de justifier, la haine en retour qui s’exprime dans le terrorisme. Cet argument n’est pas du seul fait de ceux qui sont censés être humiliés. Il est également brandi par des occidentaux en mal de repentance pour le passé colonial de leurs pays, ou qui sautent sur l’occasion d’accuser les Etats-Unis de vouloir écraser, dominer et humilier le reste du monde.
Au niveau individuel, tout le monde n’a pas forcément vécu de situation véritablement humiliante comme le mépris, le viol, la domination, l’exploitation, le harcèlement physique et moral… Mais tout un chacun recèle, dans les replis de sa mémoire, au moins une situation où il s’est senti sinon méprisé ou écrasé, du moins ignoré, méconnu, non apprécié à sa juste valeur, où il en a été blessé, où il en a souffert. Ceci met l’accent sur une réalité importante dans la question de l’humiliation : la frontière, difficile à établir, entre sa dimension objective et sa dimension subjective. Il y a en effet des actions, des attitudes, des paroles objectivement humiliantes pour celui qui les subit, même si leur auteur ne les commet, ne les adopte ou ne les prononce pas sciemment, ni intentionnellement. Il existe aussi un sentiment d’humiliation qui s’abreuve à la source des blessures cachées de chaque individu. On sait que l’adolescence, par exemple, est un âge fragile à cet égard, où « des petits riens » aux yeux des adultes peuvent devenir une humiliation insupportable.
Au niveau collectif, ce senti est encore plus difficile à définir. Qu’est-ce qui est humiliant pour un peuple ? Les défaites nationales, les situations d’écrasement et d’occupation (esclavage, colonisation), les taches à l’honneur du pays infligées par le peuple lui-même (trahison, collaboration) … Mais les défaites ne sont-elles pas bien souvent contrebalancées par les victoires qu’on monte en épingle, et par les héros dont on chante la bravoure ? Les situations d’écrasement et d’occupation ne génèrent-elles pas une histoire parallèle, qui est une histoire de résistance ? Et les taches ne sont-elles pas lavées par le sang de ceux qui se sont refusé à participer au déshonneur collectif ? Entre l’histoire, l’idéologie et la politique, il existe bien des thérapies pour sortir de l’humiliation propre à une situation passée. Ainsi dans la Bible, le souvenir de l’esclavage en Egypte n’est pour le peuple hébreu que le lieu de se rappeler sans cesse qu’il a été libéré et que cette libération l’oblige vis-à-vis de l’étranger ou de l’esclave qui vit en son sein.
Les Palestiniens se voient privés de leur souffrance réelle pour devenir les effigies d’une humiliation sacrée
A l’inverse un sentiment d’humiliation cultivé, voire réactivé, dans les mémoires peut causer de nouveaux malheurs à un peuple. Car le danger le plus grand gît dans le ressentiment entretenu et le sentiment d’humiliation alimenté jusqu’à la folie. Nous en avons eu un exemple en Europe au XXème siècle avec le peuple allemand collectivement nourri au lait de l’humiliation après la défaite de 1918, jusqu’à ce qu’il espère retrouver sa dignité dans les bras d’un Führer redresseur de torts et d’orgueil national. Nous en avons aujourd’hui un autre exemple avec les peuples des pays arabes, nourris à la propagande islamiste qui dénonce l’arrogance humiliante de l’Occident, notamment des Etats-Unis et d’Israël. Ceux qui parlent, prêchent, écrivent pour entretenir ce sentiment d’humiliation savent ce qu’ils font. Est-il meilleure potion pour faire naître et croître une belle haine, et noble de surcroît, puisqu’il s’agit de retrouver sa dignité ou sa fierté ? Ces propagandistes cherchent non pas à réparer ces injustices de l’histoire qui, dans la mesure ou elles sont réelles, sont repérables et peut-être réparables avec le temps, mais bien plutôt à ouvrir et à élargir la blessure d’une humiliation mythifiée en injustice originelle. A cet égard, il est sidérant de voir la puissance d’humiliation prêtée au petit pays qu’est Israël par l’ensemble des peuples arabo-musulmans. A renfort de slogans, les Palestiniens se voient privés de leur souffrance réelle pour devenir les effigies d’une humiliation sacrée qui ne demande que la vengeance. Et donc il ne faut surtout pas qu’ils pansent leurs plaies ni qu’ils acceptent le partage de la terre. Car peut-il être meilleure matière première pour l’humiliation qu’une terre dite volée, et meilleur moyen d’enclencher un processus fanatique que dire de cette terre qu’elle est sacrée ?
Humiliation et fanatisme forment un couple qui fonctionne bien, ce que nous suggère leur étymologie respective. Etre humilié, c’est être rabaissé à la terre, à l’humus, pris non dans sa dimension positive de terre mère nourricière, mais dans sa dimension négative de bas par rapport à ce qui est haut. C’est sur cette dimension négative de l’abaissement que le prêcheur de haine va jouer pour dévoyer la fonction nourricière de l’humus : au lieu de nourrir chez le peuple humilié le désir de vivre, de guérir, de se mettre debout, il va le soumettre à la tyrannie du serpent, celui qui rampe au ras du sol en proférant des mensonges, dont l’antique promesse susurrée à l’oreille d’Eve est que, si elle l’écoute, elle ne mourra point mais deviendra comme un dieu.
L’humilié fanatisé devient comme un dieu pour lui-même, c’est-à-dire l’objet de son propre culte.
Le fanatisme invite à passer directement de cet « humus » au « fanum » , qui est le temple, l’espace sacré, c’est-à-dire le lieu symbolique où la mort n’est pas la mort et où l’homme précisément peut rêver de devenir comme un dieu. Au lieu du relèvement dans la réalité relationnelle pour reconstruire une image de soi vivable, ce que prêche le fanatisme, c’est le saut dans le vide, le passage à l’acte qui scelle de soi le magnifique portrait-robot du martyr éternellement vivant. Cultiver le sentiment d’humiliation chez les individus et les peuples est une excellente recette pour les éveiller à ce désir d’être comme des dieux et les plonger dans le fanatisme. Mais c’est aussi les inscrire dans la logique de la paranoïa, et donc s’assurer une mainmise sur les consciences guidées vers la seule issue possible qui est la mort. Mais une mort qui est niée comme mort, puisque l’humilié fanatisé devient comme un dieu pour lui-même, c’est-à-dire l’objet de son propre culte. Il adore en lui-même sa blessure inguérissable, il aime maladivement son humiliation, car c’est sa vérité, elle lui donne tous les droits et l’enivre d’une puissance sans limites. La puissance de la haine.
(…) Projeter tout le mal sur l’extérieur, c’est se dispenser d’un travail sur soi. C’est se dispenser d’assumer son destin, de lire son histoire de manière critique. C’est s’exonérer de l’examen de conscience qui permet de distinguer en soi le bon et le mauvais, le juste et l’erroné, l’honorable et le pitoyable. Et le fanatisme permet cela, il permet d’échapper à la conscience de soi en procurant une jouissance immédiate, l’illusion d’une réparation sans diagnostic, l’ivresse d’une puissance et d’une fierté retrouvées qui font craquer les frontières entre la mort et la vie. En réalité, il fait office d’une drogue, qui vient combler le manque dont l’humiliation fait fonction. Et comme c’est une drogue bon marché, le manque ne devient jamais insupportable au point de désirer le soigner pour échapper à sa tyrannie. L’humiliation devient une prison, où la haine de l’autre ne cache finalement qu’une haine de soi, laquelle se déguise en un amour-propre mortifère.
Cultiver chez un peuple le sentiment d’humiliation, c’est mépriser sa capacité à faire vivre la meilleure part de lui-même.
Il y a en tout être, en tout peuple, en toute histoire, une part irréductible à l’humiliation, cette part sauvée malgré tout par le miracle sans cesse renouvelé de la conscience et de la vie. Et cette part-là a besoin d’être encouragée pour entraîner derrière elle l’autre part de soi-même, celle qui est à terre, à demi-morte de honte, tentée par l’oubli et l’effacement définitif du fanatisme ou du nihilisme. Cultiver chez un être ou chez un peuple le sentiment d’humiliation jusqu’à l’y enfermer revient à poursuivre l’œuvre d’humiliation dont cet être ou ce peuple a souffert dans le passé. C’est mépriser sa capacité à faire vivre et agir la meilleure part de lui-même. Et cela revient finalement à mépriser cet être ou ce peuple.
Ainsi, derrière la compassion complaisante de ces occidentaux qui s’appesantissent sur l’humiliation des peuples arabes par l’Amérique, ou des Palestiniens par Israël, on peut se demander si ne réside pas, finalement, un inguérissable mépris pour le monde arabe, caché parfois en fascination, il est vrai… Car de ceux qu’on estime vraiment, n’attend-on pas qu’ils choisissent la vie, et non la mort, et donc qu’ils tentent par tous les moyens de vie, et non de mort, de sortir du destin qui les écrase pour ouvrir une histoire nouvelle : la leur ! N’est-ce pas l’espérance qui se dessine aujourd’hui pour le peuple palestinien ?
Florence Taubmann
Pasteur de l’Eglise Réformée de France
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