« Islamo-racaille » : le droit de haïr ?
L’expression « islamo-racaille » est fièrement revendiquée par le rappeur Médine, qui appelle à « [crucifier] les laïcards » dans son titre Don’t Laïk. En livrant des noms en pâture (de Caroline Fourest à Nadine Morano), sa plume trempe dans tous les encriers de l’intolérance: celui de la propagande djihadiste et des appels au meurtre de l’État islamiste (« J’mets des fatwas sur la tête des cons », « Au croisement entre le voyou et le révérend / Si j’te flingue dans mes rêves je te demande pardon en me réveillant », « On ira tous au paradis, enfin seulement ceux qui y croient ») ; celui, insidieux, des doctrinaires qui donnent mine de rien des éléments d’explication-justification aux crimes fanatiques (« Pour repousser les nazislamistes, on ferme les portes de l’éducation », se plaint Médine).
Au sortir de ce n’importe-quoi diabolisateur, un jeune exclu, mal dans sa vie et mal dans sa peau, a des chances de se sentir à la fois victime d’un vaste complot antimusulman fomenté par la République (ça, c’est le côté « islamo »), et légitimé d’user de la violence et de la délinquance pour se défendre (ça, c’est le côté « racaille »). Le rappeur résume son prêche en une formule finale: « Islamo-racaille, c’est l’appel du muezzin ». Tout est là: le gangsterisme et le sacré, l’appel à la prière et l’appel à la violence, mixés en un flow assassin qui ne veut pas dire grand-chose, mais qui autorise de se réclamer de Dieu pour faire couler le sang.
Lancé le 1er janvier 2015, le clip, dont le nombre de vues monte en flèche sur YouTube (plus de 500.000 au bout de la première semaine), n’a pas à être interdit. Il faut en revanche y voir un symptôme: celui d’une nouvelle ambition sur le marché des ferveurs, l’ambition de tuer au nom d’une cause pour se sentir enfin pleinement vivant. J’ai analysé en 2002 le cas de Richard Durn, le tueur de Nanterre qui espérait atteindre le summum de la jouissance en tirant sur des politiques, jugés responsables de son marasme et de sa déception de militant. Plus récemment, le cas Mohamed Merah présente le même engagement contrarié (il voulait s’engager dans l’armée), qui s’inverse en tuerie furieuse. Qu’un rappeur dénonçant prétendument la radicalisation des questions identitaires produise une œuvre formatée pour devenir le cri de ralliement des « islamoracailles » est significatif d’un changement de climat, où les tensions communautaristes, exacerbées depuis les années 1995-2000, voient dans la référence pervertie à l’Islam la possibilité d’une passion commune et d’un essor libérateur. Un processus doublement dangereux, non seulement parce qu’il indexe la passion de vivre sur un sentiment religieux-communautaire sans débouchés économiques ni garde-fou, mais aussi parce qu’il interdit la réflexion en offrant comme seul salut la haine de l’Autre.
Six jours après l’arrivée de ce clip sur les réseaux surviennent les attentats à Charlie-Hebdo. Médine n’est bien sûr pas responsable de ces crimes. Mais Médine s’est justement montré irresponsable -en tant qu’artiste diffuseur de mots, d’idées, d’images et d’émotions saturés de rage et de glorifications du pire. De la même irresponsabilité que ces médias qui font tourner en boucle les prêcheurs de haine plutôt que de donner la parole aux jeunes, de contextualiser les enjeux, d’élever les débats au-delà des polémiques odieuses et des hystéries tueuses d’avenir.
En ces temps de lutte contre l’endoctrinement de notre jeunesse, restons unis et, plus que jamais, évitons et condamnons l’extrémisation des débats. La violence des idées n’est pas une solution. L’islamophobie et l’islamisme, ces deux postures ennemies, nous enferment dans un piège funeste. Comprenons en profondeur et agissons en dignité, pour restaurer ensemble les conditions de la solidarité et de la justice. L’intelligence critique, contre la critique de l’intelligence. Tout ce qui veut tuer le Rire qui discute de tout et imposer le Sérieux indiscutable mérite notre critique la plus fine et la plus puissante.
Vincent Cespedes – Huffington Post